À propos de Maîtresse Mò

La biographie de Maîtresse Mò est succincte, les informations dont nous disposons sont indirectes et parcellaires, souvent de la main de lettrés occidentaux, chez qui elle semble avoir passé les premières années de sa vie. Dans ses propres écrits, Maîtresse Mò brouillait elle-même les pistes. Était-ce volontaire ? Il est impossible de le dire.

Victor Taitbout (1832–1926), son biographe et traducteur, affirme qu’elle est née vers 1646 en Mandchourie, durant une période de troubles, d’un père soldat et d’une mère lavandière. Elle est bientôt abandonnée devant un monastère de la Compagnie de Jésus et recueillie par les moines y résidant.

Xavier de Fontenoy dirige la mission et applique les préceptes de l’ordre selon la doctrine adaptée au pays : l’inculturation. Il porte de beaux vêtements de soie et se déplace en palanquin, il enseigne les mathématiques et l’astronomie. Xavier de Fontenoy remarque très vite la vivacité de Maîtresse Mò et la prend sous son aile. Il l’éduque et lui apprend l’arithmétique, la géométrie et l’art de la rhétorique. À un ami, il écrit dans un courrier : « Cette enfant est la lumière de mes vieux jours, c’est un esprit brillant, curieux et insatiable, je remercie Dieu chaque matin de m’avoir envoyé un tel élève. »

Comme elle est arrivée au printemps, les moines la surnomment Petite Hirondelle. Elle apprend le mandarin, le latin et le grec. Elle peut lire, dans le texte, les œuvres de Viète et de Descartes, et les Éléments d’Euclide. Mais Petite Hirondelle possède un caractère fort. Rebelle à la discipline du monastère, elle s’échappe souvent, jamais bien loin. Un jour de mars, elle se coupe les cheveux, échange ses vêtements contre ceux d’un garçon et se rend dans le village voisin. Elle est retrouvée une semaine après son départ, dans une tannerie de la ville voisine qui l’avait embauchée.

Le temps des Ming est terminé, peu à peu la dynastie cède du terrain pour se replier vers le Sud. Voici l’époque des empereurs mandchous. À dix-huit ans, Petite Hirondelle est devenue une femme : efflanquée et grande de taille, portant cheveux courts et pantalon, elle a toujours le regard noir et fier des gens du Nord, le verbe haut. Elle vit dans un réduit accolé au mur est du monastère. Petite Hirondelle s’ennuie, il n’y a plus rien à lire dans la bibliothèque. Le père Xavier prend la décision de l’envoyer seconder Ferdinand Verbiest, le prêtre chargé de vérifier les calendriers célestes, avec ce mot : « Mon cher frère, Petite Hirondelle vit avec nous depuis longtemps, elle sait les lois des nombres et des astres et nul ne connaît le calcul mieux qu’elle. Il se trouvera bien des travaux dont elle pourra se charger pour vous aider dans votre tâche. »

C’est ainsi que Petite Hirondelle arrive à Pékin pour prendre son service auprès de Verbiest. Nous avons de sa main ses premières impressions : « Les rues de Pékin sont comme étranglées, couvertes d’une pierre dure et froide dans les beaux quartiers. Chez le petit peuple, les ruelles se couvrent d’une poussière noire et lourde qui se transforme en boue pendant la saison des pluies. Il y a une boutique dans chaque maison, les Pékinois sont des commerçants. Du monde partout, des femmes portent de lourds fardeaux, les hommes travaillent à ciel ouvert. La nuit ne tombe jamais sur la ville. À tout moment, vous pouvez manger une soupe de nouilles, un bol de raviolis… Les Pékinois sont entêtés de leur propre ville, ils n’ont que mépris et dédain pour les autres peuples de Chine ; Mandchous, Zhuang, Hui, Miaos… Tout en bas de l’échelle, on trouve les Ouïghours, des hommes fort beaux, et grands. Ils ont des yeux ouverts, des cheveux châtains bouclés. Ils parlent une langue étrange et lointaine, prient Allah et ne mangent pas de porc. Ce fait seul leur vaut railleries et moqueries. » Dans la marge, une note de sa main dépeint les Mósuō – une communauté matrilinéaire, matrilocale et avunculaire du Yunnan – d’une phrase concise : « Selon eux, la femme est une mère et l’homme un fils. »
    Après deux années de calculs intenses, Verbiest découvre et corrige plusieurs erreurs dans les tables astronomiques impériales. Il est nommé « Président du tribunal des mathématiques » en récompense. Petite Hirondelle le quitte : « Mon père, écrit-elle, je ne puis rester à la cour auprès de vous. Mon rôle est fini et je ne suis d’aucune utilité, d’autres ont besoin de moi. » Elle s’installe quelque temps dans une école à l’extérieur des murs de la capitale. Tout en enseignant aux pauvres les rudiments des mathématiques, elle prend alors le nom de Maîtresse Mò. Elle rédige ses premiers textes. Il s’agissait, semble-t-il, d’un recueil de règles à suivre pour résoudre une équation du premier degré. Elle fréquente un dénommé Bögü, originaire d’Ürümqi – il disparaît un soir de pleine lune.

Elle rencontre Namu, un Mósuō avec qui elle aura une intense relation, « Nous étions azhu et azha, réunis dans l’axia. » Tous deux rejoignent une communauté nomade de dissidents taoïstes, la Voie du Grand Vrai, et quittent Pékin. Ils commencent une vie d’errances, allant de place en village, mettant leurs capacités à disposition de ceux qui le demandent. Pourquoi ? Pour qui ? Pour quelles raisons ? Nous n’en savons rien. Lettrée, elle offre son aide en échange d’un repas chaud ou d’un toit. Maîtresse Mò voyage léger et vit de peu, elle laisse derrière elle textes et poèmes – ce qui explique la difficulté à établir la liste de ses écrits –, calligraphie et dessins. Namu meurt sans que les raisons nous soient connues, Maîtresse Mò étant restée discrète sur le sujet. Elle s’éteint de son côté en 1757, à l’âge canonique de 111 ans, un nombre symbolique et pour tout dire vraisemblablement exagéré.

La Compagnie de Jésus est dissoute par le Pape en 1773 et quitte l’Empire du Milieu avant son retour en 1841. Victor Taitbout, alors jeune prêtre, arrive en Chine en 1852, au monastère que dirigeait Xavier de Fontenoy. Il apprend l’existence de Maîtresse Mò tandis qu’il met de l’ordre dans la bibliothèque du monastère. Intrigué, il cherche à en savoir plus et consacre son existence à retrouver les traces de la moniale errante. C’est à lui que l’on doit ce que l’on sait sur elle. Taitbout va parcourir le pays, sur les pas de Maîtresse Mò, collectant, traduisant, classant les textes de son aînée. Il rédige en 1873 une Sagesse vagabonde, la vie de Maîtresse Mò. Dont, malheureusement, l’original a disparu dans le naufrage du bateau le ramenant en Europe pour impression. En 1882 est publiée la première édition du second manuscrit de l’ouvrage. Le texte ne rencontre aucun écho, tant dans le monde mathématique que dans celui de la sinologie. Le premier n’y voit qu’une suite de thèmes sans logique commune, le second déplore la corruption d’une pensée chinoise par sa fréquentation des textes bibliques.
    Taitbout, amer et usé, refuse de revenir au pays et s’éteint en Mandchourie en 1926. Il subsiste trois exemplaires de sa Sagesse vagabonde, un en France, un en Chine populaire et le dernier sur l’île de Formose. Nous avons pu consulter celui de la Bibliothèque nationale grâce à la diligence généreuse de son conservateur principal, qu’il en soit remercié. Nous nous sommes autorisés, par endroit, quelques reformulations afin de rendre le texte plus lisible et adapté à un lectorat occidental, persuadés que Maîtresse Mò n’y verrait aucune offense.