Riemann, looser génial et génie timide

    Derrière l’idée, il y a un homme.

    Si, ainsi qu’une grande partie de la population, vous avez étudié les mathématiques au lycée avant de passer à autre chose – et je pense à celles et ceux qui ont présenté un bac scientifique –, vous devez connaître une demi-douzaine de mathématiciens, guère plus. Pythagore, Thalès, Euler et Gauss, Descartes, Chasles, quelques habitués du banc de touche comme Varignon, ensuite, selon le professeur que vous avez eu, d’autres noms surgiront et disparaîtront aussi vite. Vous quitterez le secondaire avec l’impression que les mathématiques se sont arrêtées au XIXe siècle, qu’il s’agit de trucs de vieux qui sent la naphtaline et les visites chez grand-mère. De Bernhard Riemann, l’existence d’un outil que l’on retrouve dans nos téléphones, nos ordinateurs : L’intégrale de Riemann, laquelle permet la numérisation du son.
    Bernhard naît en 1826 à Breselenz, un bled perdu du royaume de Hanovre, État lointain et défunt d’une Allemagne à venir. Sa mère, hélas, décède alors qu’il est encore jeune et le laisse avec son père, pasteur luthérien, ses quatre sœurs et son frère. La famille est pauvre, le père gagne peu avec son ministère, mais ils sont logés dans le presbytère. Bernhard souffrira toute sa vie de privations, de carences et d’une enfance misérable. Cependant, il reçoit une éducation à domicile et fait rapidement montre d’un goût, d’un talent et d’un appétit pour les mathématiques. Il va au-delà des problèmes que lui propose son père et invente les siens qu’il cherche à résoudre avec ses propres moyens. Alors que Bernhard a 10 ans, son père engage alors un précepteur pour lui enseigner la géométrie et l’arithmétique. Voyant que son fils a du talent, le pasteur décide d’envoyer Bernhard, 14 ans, vivre chez sa grand-mère à Hanovre et poursuivre ses études au lycée. Mais elle décède deux ans plus tard et Bernhard poursuit sa scolarité, logé par un enseignant, à Lunenbourg, capitale déclinante, autrefois riche et prospère, de l’arrondissement.
    Quand il arrive en cours, ses camarades se connaissent et se moque de lui, Bernhard, extrêmement timide, à du mal à se lier avec eux. Sa famille lui manque. Toujours, il est seul et trouve dans les mathématiques un espace d’expression et de confort que ne manquent pas de remarquer ses professeurs. L’un deux, Schmalfuss, lui ouvre sa bibliothèque personnelle, Bernhard entame avec la discipline un dialogue intime et intense. « Déjà à l’époque, c’était un mathématicien dont la richesse donnait à son professeur le sentiment d’être pauvre » écrit-il à un ami. Coincé entre sa vocation réelle et l’injonction paternelle, Bernhard s’obstine pourtant à suivre son inclination. Son perfectionnisme aigu se transforme en handicap et exaspère ses professeurs. Schmalfuss lui prête la Théorie des nombres d’Adrien-Marie Legendre, un ouvrage de 859 pages. Bernhard le lui rend après une semaine et déclare : « C’est un livre merveilleux, je le connais par cœur. »
    À la fin de cette parenthèse presque heureuse, le conflit entre la volonté de son père de le voir devenir homme de Dieu et chargé de famille et la poursuite de son talent, déchire Bernhard. Ils trouvent un arrangement. Son père se saigne et pousse son fils à aller prolonger son apprentissage, mais ça sera la philosophie et la théologie à l’université de Göttingen, une ville humide et froide. Aujourd’hui renommée et célèbre, c’est à cette époque un trou perdu et excentré de l’autre côté du pays. Une gloire tout de même y vit. C’est ici que Gauss enseigne et distrait Riemann de sa promesse de poursuivre ses études bibliques.
    Riemann écrit à son père qu’il abandonne la théologie et son destin de pasteur pour les mathématiques. Il guette avec anxiété sa réponse et sa bénédiction. Qu’il finit par recevoir.
    Pour un esprit de cette trempe, Göttingen est bien trop petite. Au bout d’un an, Bernhard a épuisé les possibilités de la bibliothèque. Gauss est un vieillard qui enseigne peu et encore l’astronomie seulement. C’est à Berlin que les choses se passent, dans le cours d’un ancien disciple du maître : Dirichlet. « On ne saurait surpasser Dirichlet pour la richesse de son sujet et la clarté de sa vision… assis à son bureau, en haut de l’estrade face à nous, il remonte ses lunettes sur son front, appuie son menton sur ses deux mains et… il voit un calcul imaginaire qu’il nous lit pour que nous le comprenions aussi bien que si nous le voyions. »
    Dirichlet est l’antithèse de Riemann, un mondain qui aime recevoir, un conférencier passionnant et profond. Comme son cadet, il brûle d’une même fièvre mathématique. À Berlin, Bernhard vit chichement, pour le moins, du peu que peut lui envoyer sa famille et ne réussit pas à se lier avec d’autres étudiants. Mais Dirichlet le remarque et se prend d’affection pour ce jeune homme pauvre et réservé. Au bout de deux ans, Riemann rentre à Göttingen terminer sa thèse de doctorat – cinq années de recherches non rémunérées.
    Il écrit à son père : « Je pense avoir amélioré mes chances grâce à ma thèse. Avec le temps, j’espère également apprendre à rédiger plus rapidement et plus librement, surtout si je mêle à la société. » Bernhard en a conscience, mais il n’y arrive pas. Loin de chez lui et sa famille, il s’étiole. Heureusement, il n’est plus seul, un nouveau condisciple, Dedekind, vient le rejoindre. C’est à lui que l’on doit la notice biographique qui précède les Œuvres complètes de Bernhard Riemann.
    « Riemann avait des exigences envers lui-même : son profond sens du devoir, et sa volonté de justifier de chaque minute de son temps à Göttingen à ses propres yeux, à ceux de son père (qui, après tout, le soutenait financièrement), à Dieu même. » écrit John Derbyshire1
    Il soutient sa thèse en 1851 et Gauss se répand en éloge : C’est un chef-d’œuvre ! re Sa situation financière s’améliore pas pour autant. Il reste à Bernhard à préparer l’habilitation qui lui permettra d’obtenir un poste d’enseignant à l’université de Göttingen. C’est chose faite en 1854, à 28 ans Riemann peut enfin subvenir à ses besoins. Cependant, « il ne fait aucun doute que l’enseignement ait présenté pour Riemann de grandes difficultés dans les premières années universitaires. Son esprit brillant et son imagination presciente n’étaient pas apparents en cours […] Ses tentatives pour juger, d’après l’expression de ses étudiants, s’il allait trop vite ou non, le troublaient également lorsque, à sa surprise, elles lui faisaient sentir qu’il devait prouver un point qui lui paraissait naturel… » écrit Dedekind, son ami.
    Le malheur est un bonheur de timide. « Gauss est gravement malade et les médecins craignent que sa mort ne soit imminente » écrit Bernhard à son père. Il redoute que son directeur de thèse ne décède avant d’avoir examiné sa titularisation et pour Riemann, une vie d’homme adulte et indépendant.
    Gauss, le maître meurt foudroyé par une crise cardiaque en février de l’année 1855, il avait 77 ans. C’est Dirichlet qui le remplace en chaire. Riemann s’en réjouit aussi, il écrit à son père : « Dirichlet est resté avec moi pendant deux heures. Il a relu ma thèse et s’est montré fort aimable, ce à quoi je ne m’attendais guère, compte tenu de son rang. ». Sauf que la vie mondaine à Göttingen, c’est un peu Vierzon comparé à Paris. Finis les bals et les soirées savantes, les réceptions et les visites. L’épouse de Dirichlet fronce du museau, ça ne l’amuse pas d’aller s’enterrer en province. Quant à Riemann, il entrevoit la terre ferme : un salaire, un ami et une infinité de problèmes mathématiques à résoudre, du temps pour ce faire… Cela ne dure pas hélas, en octobre, son père décède, suivi de sa sœur cadette. C’est toute une partie de l’existence de Bernhard qui disparaît. Le presbytère où il a vécu enfant, doit accueillir un nouveau pasteur et ces trois autres sœurs n’ont aucun moyen de subsistance. Riemann a bien un frère, employé des postes à Brême, c’est lui qui s’en occupera.
    Riemann se plonge dans les mathématiques et publie en 1857 son article fondateur de la théorie des fonctions. Fuir le plus loin possible, voguer vers des univers de plus en plus abstraits, ça n’a qu’un temps. Quand le réel le rattrape, c’est sous la forme d’une dépression nerveuse. Il est nommé assistant professeur et reçoit de maigres émoluments. Son frère décède à son tour, suivi de sa sœur Marie. C’est à Bernhard qu’échoit la charge de subvenir aux besoins de ses deux sœurs survivantes. On peut le voir, ça va pas fort. En 1859, c’est Dirichlet qui passe l’arme à gauche. En quatre ans, Riemann aura perdu ses mentors, son frère et deux de ses sœurs. Son étoile mathématique brille pour autant d’une lumière vive. Ses travaux, ses recherches et ses fulgurances, sa rigueur et la solidité de ses intuitions le placent sur l’échiquier européen de la discipline. C’est donc tout naturellement qu’il prend la suite de Gauss et de Dirichlet à la tête du département. Il est maintenant professeur, gagne bien sa vie et occupe un appartement de fonction au sein de l’observatoire. En conséquence de quoi, il est élu correspondant de l’Académie de Berlin et rédige, en 1859, un article pour marquer l’événement : Sur le nombre de nombres premiers inférieurs à une grandeur donnée, dans lequel il rend hommage à ses maîtres, Gauss et Dirichlet en osant une brève incursion dans leur domaine de prédilection, l’arithmétique.
    Cette incursion dans un domaine qu’il ignore d’habitude, la fusion entre branches éloignées qu’il propose, vont marquer les mathématiques. Il ose une conjecture qui porte son nom aujourd’hui : L’hypothèse de Riemann, et que l’on considère comme le problème le plus ardu, à telle enseigne qu’Hilbert le place dans la liste des problèmes du siècle qu’il présente en 1900 au congrès international des mathématiques. Il ira jusqu’à déclarer : « Si je devais me réveiller après avoir dormi pendant mille ans, ma première question serait : l’hypothèse de Riemann a-t-elle été prouvée ? » Riemann a bien essayé, « il faudrait, bien sûr, une preuve rigoureuse de ceci ; mais j’en ai pour l’heure délaissé la recherche, après quelques brèves tentatives demeurées vaines, car une telle preuve n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif de mes investigations. »
    En 1862, il épouse une amie de ses sœurs, Élise Koch et contracte une pleurite qui évolue en tuberculose. Sa fille Ida naît en 1865 et Riemann meurt en 1866, il a trente-neuf ans. De ses recherches, il reste des intuitions géniales et novatrices, géométrie non-euclidienne à la base de la relativité générale d’Einstein, l’intégrale de Riemann que l’on retrouve dans la numérisation du son, fusion de l’analyse complexe et de la théorie des nombres… Tel un trapéziste intrépide, Riemann s’est lancé, sûr de lui, à l’assaut des montagnes conceptuelles. Et cela, en seulement dix ans de carrière. Existence raccourcie et lutte contre l’adversité, Bernhard Riemann a su transformer l’enfant triste et misérable en un héraut de la mathématique.