La diagonale du fou

Qu'est-ce qu'un nombre ?

 

Nous avons vu qu’un début de réponse dépendait de l’usage que nous en escomptions : compter ou mesurer. Un autre élément à considérer est la construction de l’objet. Au-delà du « pourquoi », intéressons-nous au « comment ».

Le mathématicien Kronecker, cité par Weber dans la Deutsche Mathematiker-Vereinigung, volume 2, 1891-92, p. 19. affirme que : « Dieu a fait les nombres entiers, tout le reste est l’œuvre de l’homme. » Si le Créateur est un axiome, alors on retrouve la démarche posée par Euclide, d’abord les définitions, puis les postulats et ensuite les théorèmes.
Partant de cet ensemble divin, les entiers naturels, nous construisons les entiers relatifs :

$$ \mathbb{Z}=\cdots-3,-2,-1,0,1,2,3\cdots $$

Intuitivement, nous multiplions le premier ensemble par  $-1$ pour obtenir le second.
Ce qui n’est pas aussi simple que cela, d’abord par ce que multiplier tous les éléments d’un ensemble infini… Mais parce qu’il faut aussi définir les opérations sur ce nouveau ensemble en se basant sur celles qui existent dans l’ensemble de départ. Or, si cela ne pose pas de problème pour la multiplication, l’addition sur $\mathbb{Z}$ elle, demande à la fois l’addition et la soustraction sur $\mathbb{N}$.
Et si vous avez quelques souvenirs de l’école primaire, ou des enfants qui la fréquentent, vous voyez bien que, autant $3-2$ ne présente aucune difficulté, autant $2-3$ en est une en soi.
Dès lors, pour ce faire, nous prenons le point de vue déjà évoqué dans un article précédent du nombre comme équation. On constate que l’équation $x+b=a$ n’a pas de solution dans l’ensemble des entiers naturels si $b\ge a$. On considère alors l’équation elle-même, notée $(a,b)$, comme un nouveau nombre. Le couple d’entiers naturels $(a,b)$ représente alors l’entier relatif $a-b$et deux couples sont dits équivalents quand ils sont solutions de la même équation. Dans cette approche $\mathbb{N}$ n’est pas une partie de $\mathbb{Z}$ mais il est en bijection avec une classe d’équivalence de l’ensemble quotient ainsi construit.
La vérification de la compatibilité des opérations ne présente aucune difficulté.

L’ensemble des réels
Pour la construction de l’ensemble des rationnels :

$$\mathbb{Q}=\left\{ \frac{p}{q}\mid p\in\mathbb{Z}, q\in\mathbb{N}\setminus\left\{ 0\right\}\right\}$$
On utilise le même principe – les nombres sont représentés par des classes d’équivalence. Tant il est vrai que ces trois objets, les entiers naturels, relatifs et les fractions se ressemblent. Étant en bijection les uns avec les autres, ils ont le même nombre d’éléments : une infinité certes, mais dénombrables !
Pourtant, on sait depuis Pythagore et ses élèves qu’il existe des nombres qui ne peuvent pas s’écrire comme le rapport de deux nombres entiers. Ainsi la diagonale du carré de côté $1$ vaut $\sqrt{2}$ et est irrationnelle. L’ensemble des nombres, obtenu en « ajoutant » à $\mathbb{Q}$ tous les « autres », s’appelle l’ensemble des nombres réels. Pour en avoir une idée simple et intuitive, on imagine une droite infinie. Mais la construction rigoureuse est loin d’être évidente. C’est au XIXe siècle que les mathématiciens Dedekind et Weierstrass, chacun à leur façon, ont proposés une telle étude. L’ensemble ainsi défini de deux manières différentes est le même, en ce sens mathématique qu’on appelle un « isomorphisme ».
Combien il y a-t-il de ces nombres ?
Une infinité, on peut le comprendre, mais plus grande que l’infini dénombrable évoqué plus haut !
On doit ce résultat stupéfiant à Cantor, élève de Kronecker, dont voici une présentation abrégée de la démonstration :
Dans un premier temps le mathématicien allemand prouve qu’il existe une bijection entre l’ensemble $\mathbb{R}$ et l’un de ses sous-ensembles, l’intervalle $I=\left[ 0,1\right[$. Montrer la non-dénombrabilité du premier revient à montrer celle du second.
Cantor raisonne ensuite par l’absurde en supposant que $I$ est dénombrable. On peut donc représenter tous les éléments de cet intervalle à l’aide de la suite $\left( T_{n}\right)_{n\in \mathbb{N}_{1}}$ dont les termes :

$$t_{1},t_{2},t_{3},\dots t_{n},t_{n+1}\cdots$$

sont de la forme :

$$t_{k}=0,t_{k,1}t_{k,2} \dots t_{k,n} \dots$$


Cantor construit le nombre $x$ de la manière suivante :

$$x=0,t_{1,1}+1t_{2,2}+1\cdots$$


Si l’une des décimales $t_{k,n}$ est égale à $9$ alors $t_{k,n}+1=10$ et dans ce cas on garde le $0$ seulement.
Or ce nombre n’est pas, par construction, dans la liste précédente, ce qui est en contradiction avec l’hypothèse. C’est l’argument de la diagonale de Cantor.
Cantor écrira à son ami Dedekind : « Je le vois, mais je ne le crois pas ». Comme son maître, Cantor avait besoin de croyance, un savoir sans preuve.